L'urgence de
transmettre
François-Xavier
Bellamy, philosophe, enseignant, maire-adjoint de Versailles, est aussi engagé
dans le débat d'idées, très en pointe depuis qu'il a participé à la fondation
des « Veilleurs ».
Il vient de publier
un essai remarquable (Les Déshérités, ou l'urgence de transmettre, Plon, 2014, 210
pages,17€), à lire et
à faire
lire, sur la nécessité vitale de revenir à la
transmission de la culture.
La Nef -
En quoi la crise de la culture, et au-delà de toute la société, est-elle la
conséquence d'une rupture de la transmission, thèse centrale de votre livre?
François-Xavier Bellamy - La crise que nous
traversons, sous toutes ses formes, me semble avoir une seule et même racine:
dans nos sociétés occidentales, quelques générations ont refusé de transmettre
à
leurs successeurs ce qu'elles-mêmes avaient reçu. Il s'agit là
d'un phénomène tout à fait inédit dans l'histoire des hommes: une immense
majorité d'adultes en sont venus à penser qu'enseigner à leurs enfants le
savoir, la culture, la morale, la religion dont ils avaient hérité avant eux,
allait enfermer leur liberté et les priver de leur spontanéité. Cette rupture de
la transmission, qui s'est opérée aussi bien à l'école que dans les familles,
dans les institutions publiques comme dans l'Église, est la cause unique des
nombreuses facettes de la crise que nous vivons: échec éducatif, érosion du lien
social, isolement individualiste, fragilisation des familles... Même sur le
terrain de l'économie et de l'environnement, nous vivons une rupture de la
transmission.
Vous
écrivez que cette rupture n'est pas due à un échec, mais est le résultat d'une
volonté délibérée qui se manifeste clairement chez trois grands penseurs,
Descartes, Rousseau et Bourdieu: pourriez-vous nous expliquer cela?
En effet, cette rupture de transmission
est l'aboutissement d'un mouvement de fond, de très grande ampleur - qu'il sera
sans doute difficile de résumer ici en quelques mots! Pour le dire simplement,
je crois que nous avons raison de décrire la situation présente comme une crise;
et cependant, contrairement à ce que l'on pourrait penser spontanément, cette
crise n'est pas un échec, ni un accident. Elle est le résultat de la critique
dont la modernité a fait son obsession. La modernité, vous le savez, commence
avec le travail de Descartes, qui par l'effort du doute tente de se libérer de
tout ce qui lui a été enseigné: pour la première fois, le fait d'avoir reçu une
éducation apparaît comme une malédiction, dont l'esprit critique peut seul nous
délivrer. Rousseau prolonge cette perspective en interdisant à l'adulte d'influencer l'enfant: il faut le
laisser, pour ainsi dire, à l'état naturel, le protéger de l'inutile fatras de
la culture. Bourdieu, enfin, accomplit cette dénonciation de la transmission, en
la présentant comme l'occasion d'une discrimination, d'une ségrégation sociale.
La condamnation qu'il développait dans Les Héritiers, un ouvrage
paru il y a tout juste cinquante ans, habite désormais notre inconscient
collectif...
Comment
expliquer que de telles idées heurtant a priori le bon sens aient pu se
concrétiser, malgré le désastre auquel elles conduisent et qui est maintenant
patent?
Ce qui anime cette volonté de déconstruction, c'est l'orgueil de
l'homme qui voudrait que rien ne le précède, qui refuse d'avoir besoin de rien
recevoir. Et cet orgueil - nous le constatons malheureusement dans nos propres
vies, qui n'en sont jamais complètement indemnes - cet orgueil nous conduit
irrémédiablement à nier le réel lorsqu'il nous oblige à reconnaître que nous ne
pouvons nous suffire à nous-mêmes. Cette négation peut durer jusqu'au moment où
le réel se rappelle brutalement à nous: c'est ce moment que l'on appelle une
crise.
Pourquoi,
pour refonder la transmission, faut-il comprendre que la culture relève
davantage de l'être que de l'avoir?
Nous décrivons souvent la culture comme un bagage: comme si
l'école donnait les « acquis » nécessaires pour s'en sortir dans la vie, pour
tirer son épingle du jeu sur le marché du travail. Quelle perspective
réductrice! La culture n'est pas un outil qu'on stocke, elle est ce par quoi
nous pouvons devenir nous-mêmes. Elle n'est pas accessoire, mais essentielle.
Prenez la langue, qui en est la première forme: elle ne nous permet pas
simplement d'exprimer une idée qui serait déjà formée en nous. Au contraire: les
mots que nous avons reçus sont tout simplement la condition même de notre
pensée. Ainsi, nous ne portons pas notre culture comme un bagage encombrant:
c'est elle qui nous porte, et qui nous conduit jusqu'à notre propre liberté,
jusqu'à notre être singulier.
La
rupture de la transmission conduit à gommer toutes les différences: n'est-ce pas
l'objectif d'une société de consommation mondialisée où les hommes ne sont plus
que des consommateurs interchangeables, qu'ils vivent à Paris, New York ou
Pékin?
Effectivement, la déconstruction de la
transmission nous condamne à l'aliénation
véritable, l'uniformité d'une société privée de ce qui peut seul faire naître
des personnalités et des identités singulières. La mondialisation est l'une des
formes que prend aujourd'hui cet appauvrissement
culturel.
À partir de là, faites-vous un lien entre la destruction de la
culture et l'expansion de l'idéologie libérale-libertaire qui se traduit aussi
bien par la financiarisation de l'économie que par l'évincement des nations ou
l'avancée de toutes les « lois sociétales » comme le "mariage pour tous"?
Bien sûr: dans tous les domaines se
déploie une même volonté de déconstruction, dont la modernité espère
voir surgir un grand vide qu'elle confond avec la liberté... Voilà son espoir
secret: lorsque nous serons délivrés du fardeau de la culture, et ainsi rendus
insensibles aux singularités de la nature, nous pourrons enfin construire seuls
nos vies, à partir de rien. La première étape consiste à vider les mots de leur
sens: ne plus pouvoir dire « homme » ou « femme », « vrai » ou « faux », « bien » ou « mal » - ne plus rien pouvoir dire, pour
pouvoir faire n'importe quoi de notre existence: au fond, il s'agit, pour n'être
plus déterminés par rien, de devenir complètement indifférents, indistincts. Et
pour y parvenir, il faut commencer par combattre la langue elle-même: affirmer
par exemple qu'un papa et une maman, c'est en fait la même chose, c'est vider
ces mots de leur substance, et ainsi rendre impossible toute distinction, pour
pouvoir agir n'importe comment, dans le vide ainsi créé. De la signification du
mariage, il ne reste plus qu'un chiffre: une paire d'individus. Nous voyons se
dessiner ainsi ce que le pape François, à Lampedusa, appelait « la mondialisation de l'indifférence »: l'appauvrissement de la culture dissout toute trace d'altérité,
pour ramener les personnes à la plus pauvre des différences, la distinction
numérique. Incapables d'exprimer l'infinie singularité des personnes, nous ne
pouvons plus les considérer que comme des individus identiques, comme de simples
numéros. Le retrait de la langue accompagne l'hégémonie de la technique et de
l'administration. Au fond, il s'agit de combattre la description du monde
jusqu'à ce que soit accomplie sa numérisation.
Le
remède, dites-vous, est de ne plus avoir peur de transmettre notre culture:
comment cela peut-il se faire concrètement dans le contexte actuel? Comment
redonner le sens des limites sans revenir à la notion de transcendance, donc de
Dieu?
La crise que nous traversons est l'occasion qui nous est donnée de
retrouver le contact avec le réel. Elle se manifeste bien sûr de façon
douloureuse; mais il nous appartient sans doute d'offrir à nos contemporains les
mots qui leur manquent pour penser ce qui nous arrive, et la nécessité de ces
distinctions qui doivent nous guider si nous voulons vivre une authentique
liberté. Finalement, la plus urgente des reconquêtes, c'est celle du
vocabulaire; car encore une fois, c'est dans une langue riche de sens que notre
regard peut contempler le réel, et accepter de s'en émerveiller. C'est
d'ailleurs à cela qu'aspirent ceux qui nous entourent, et tant de jeunes en
particulier, même et surtout parmi les plus déshérités! Pour faire ce premier
pas, il n'est pas nécessaire, je crois, d'invoquer une transcendance; même si
nous devons être bien conscients que, ultimement, la conversion que nous avons à
vivre et à transmettre est tout entière spirituelle. Le contraire de la
déconstruction, c'est l'action de grâces.
Vous avez
été l'un des animateurs des « Veilleurs » et êtes très engagé dans le combat
intellectuel depuis la mobilisation de la Manif pour tous: quelle leçon
tirez-vous de ces événements et comment voyez-vous l'avenir, peut-on agir pour
inverser la tendance?
Non seulement nous pouvons « inverser la tendance », mais nous le
devons! Car le chemin de la déculturation est un chemin de mort - l'autre nom de
cette « culture de mort » que l'Église a su si
bien, et si tôt, désigner. Je crois que cette inversion - ou plutôt cette
conversion - répond, au fond, à la soif inconsciente de l'immense majorité de
nos contemporains. L'épisode du débat sur le « mariage pour tous » a révélé, au fond, que la
victoire est peut-être proche; il a sans doute marqué la dernière victoire d'une
génération obsédée par la destruction de notre héritage, mais qui, de façon
logique, part aujourd'hui sans héritiers. Les jeunes au contraire ont témoigné
en nombre, et avec une grande générosité, de leur désir d'une société qui
accepte de reconnaître ce qu'elle reçoit, la fécondité de la nature dans les
différences qui la traversent, et la richesse de la culture dans la sagesse
qu'elle nous transmet. Voir tant de jeunes se lever pour refuser qu'on leur vole
leur héritage, voilà un immense signe d'espérance!
Propos recueillis par
Christophe Geffroy.
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